L'antisémitisme, la gauche et le Rassemblement national
La période que nous traversons, depuis les attentats islamistes du Hamas perpétrés le 7 octobre dernier, accentue notre regard sur l'antisémitisme dans le paysage politique français. Alors que le RN souhaite témoigner d'un apaisement en trompe-l'oeil, la gauche plonge tête la première dans la complaisance avec l'antisémitisme pour de basses raisons électorales. Il est de notre rôle de responsables politiques de surveiller ces tendances, et de dénoncer celles qui pourraient encourager ou relativiser une tournerie aussi délétère que celle-ci.
Le loup du Rassemblement national
La figure idéologique de Jean-Marie Le Pen, de son temps, était telle que lorsque l'on parlait d'antisémitisme en politique, le Front National était, tel une évidence, premier cité parmi les principaux mouvements. Aujourd'hui, Le Rassemblement National a vidé son sac programmatique, en retirant tour à tour les propositions que les médias faisaient le mieux monter en épingle. Mais comme dirait la philosophe Martine Aubry, "quand c'est flou, c'est qu'il y a un loup".
D'abord, prendre en compte le paramètre idéologique sans considérer le moindre aspect de stratégie électorale, relèverait d'une naïveté éliminatoire. Aucun renoncement programmatique ne signifie obligatoirement que la mentalité des cadres ou militants du parti aurait évolué. Ce procédé répond naturellement à la stratégie, entamée par Mitterrand et que le RN prolonge à sa guise, d'épouser peu à peu l'électorat gaulliste social et eurosceptique du regretté RPR. Un électorat entrant en cohérence avec les ouvriers du Nord arrachés jadis au PCF, tout aussi eurosceptiques et pouvant parfois témoigner d'un certain conservatisme. Aujourd'hui, cette normalisation par inhibition fonctionne de telle manière que LR se resserre sur un corpus libéral-conservateur... mais pas trop libéral pour ne pas se confondre avec Renaissance... ni trop conservateur à cause de Reconquête qui revendique ce créneau...
Ensuite, plus brièvement, nous ne pouvons que nous méfier d'un mouvement politique qui viderait la substance de son projet sans s'atteler à la conquête d'un nouveau créneau d'idées. La mue vers le gaullisme n'est qu'incomplète puisque le volet économique, la participation, n'est que murmurée par les lepénistes. La seule entité à avoir réellement travaillé cette sensibilité est le micro-parti L'Avenir Français, issus d'anciens soutiens de Nicolas Dupont-Aignan. Pour le reste, les cadres s'expriment de manières toujours aussi contradictoires que sous l'ère Philippot. Certains veulent sortir de l'euro, d'autres le maintenir fermement, cinquante nuances de souveraineté sont évoquées dans cette marmite de punaises de lit allant dans tous les sens. Et cela est compréhensible; le vide idéologique créé n'est pas comblé.
L'ensemble constitue en tout cas, et les résultats en témoignent, une réussite électorale. Certes, la S.A.R.L. Le Pen a réussi à s'attirer les cadres de l'aile gaulliste du RPR et les insoumis en manque de souverainisme et déçus du virage de la France insoumise amorcé par Manuel Bompard en 2018. Mais les requins de l'ère du père demeurent toujours, et, pour certains, ont rejoint eux aussi l'Assemblée Nationale. Ce renouvellement partiel garantit donc, par rapport à l'état initial du FN, une moins grande menace à l'égard des Juifs; "une progression", pourrait-on éventuellement dire. Mais les cadres antisémites sont toujours là, ils sont juste rendus moins visibles par près de dix ans de stratégie politique. Les départs du Front et du Rassemblement se sont faits rares (le Parti de la France, Civitas et le SIEL sont pratiquement inexistants), et pour partie, n'ont aucun lien avec la question du rapport aux juifs (Les Patriotes, Reconquête). Les vieux sont restés, et certains d'entre eux sont aujourd'hui parlementaires.
Le double-jeu zemmouriste
Le cas de Reconquête mérite une brève précision. Certains y voient le retour de la ligne politique du père Le Pen, ce que la présence de Marion Maréchal confirme en partie. Mais les choses ne sont pas aussi simples. Tout parti adoptant un fonctionnement bonapartiste croît des qualités de son inspirateur... et souffre de ses faiblesses. Une frange non négligeable de l'extrême droite complotiste sur la question juive, allant des Nationalistes de Benedetti à Civitas en passant par le Mouvement National Démocrate et Égalité et Réconciliation, ne peuvent pas accepter la candidature d'Éric Zemmour. Celui-ci est perçu comme un immigré juif, soit l'archétype de l'ennemi selon les tenants de cette mouvance. Si l'on y ajoute la proximité du polémiste avec l'homme d'affaires Bolloré, le complotisme de l'extrême droite antisémite fait le reste et élimine directement l'option "Reconquête".
Certaines exceptions demeurent. Le Parti de la France a très vite soutenu la candidature de l'auteur du "Premier sexe", tout comme Hervé Ryssen ou encore Daniel Conversano. Nul doute que le positionnement public de l'ancien chroniqueur d'"On n'est pas couché" sur Pétain et les juifs français a pu y contribuer.
Le principal moteur de Reconquête reste le conservatisme, l'opposition à l'immigration et l'opposition à l'islam, tout en prônant une économie libérale et de nombreuses privatisations de services publics dont l'audiovisuel étatique. Le parti zemmouriste relève donc de l'œcuménisme de droite, allant de la droite la plus traditionnelle à l'extrême droite la plus radicale et confidentielle. L'antisémitisme n'étant pas un critère fondamental, certains aspirants à cette mouvance ont pu y trouver leur compte et figurent parmi les membres du parti.
Le naufrage insoumis
La mouvance la plus motrice de polémiques est sans nul doute celle du candidat Mélenchon, non pas parce qu'elle n'était pas attendue, mais parce que peu d'entre nous avaient prévu que les insoumis tomberaient aussi bas : pas de condamnation claire du caractère terroriste du Hamas, enfermement dans une diatribe anti-Netanyahu rapidement généralisée à "Israël", attribution à l'État de Canaan de crimes qu'il n'a pas commis, condamnation unilatérale de toute opération militaire émanant du pays sans remarques équivalentes à l'égard des attaques palestiniennes... Certains députés comparent même le Hamas à une forme de résistance. L'extrême droite antisémite caresse même les prises de position dont témoignent certains insoumis, à l'instar de Jérôme Bourbon, responsable de la très antisémite revue Rivarol, et d'Alain Soral.
Soyons objectifs ; la France insoumise n'avait pas adopté cette ligne politique lors de la campagne présidentielle de 2017. La mue a eu lieu l'année suivante avec la gestion du parti par... Manuel Bompard, déjà lui. Les tenants de l'aile souverainiste (Georges Kuzmanovic, François Cocq) et républicaine (Charlotte Girard, Liem Hoang-Ngoc) sont peu à peu marginalisés ou chassés, tandis que sont promus Mathilde Panot, Farida Amrani (proche du Parti des Indigènes de la République) et David Guiraud.
Le point de non-retour est sans nul doute la très controversée marche du 10 novembre suivant les européennes, "contre l'islamophobie", organisée par des militants ayant défrayé la chronique pour leur haine d'Israël et parfois des calembours à coloration antisémite ("petits fours"...). Étape confirmée ensuite par les municipales de 2020. Argenteuil (Omar Slaouti, ex-NPA), Saint-Denis (présence sur la liste de Madjid Messaoudene), Bobigny (transfuge de l'UDI communautariste) Stains (soutien au controversé Azzédine Taïbi), Bordeaux (Philippe Poutou, NPA)... La requalification de LFI en parti d'extrême gauche en quête d'électorat communautaire se confirme. C'est sur cette ligne que Mélenchon aborde la présidentielle de 2022, en multipliant les réflexions provocatrices, voire complotistes. Les autres partis de gauche, désireux de sauver les meubles, n'ont pas été gênés par ces outrances en vue des élections législatives. Jusqu'à maintenant...
Le "trop-politique" d'EELV
Cette ligne de complaisance, issue de la gauche intersectionnelle, EELV l'avait adoptée depuis un moment. La rupture avec François Hollande a créé l'occasion d'une reconversion idéologique des Verts, déjà gauchisés depuis 1994. Émergent alors les démarches communautaires, notamment à Grenoble, ville dirigée par le fameux Éric Piolle. Les municipales de 2020 confirment cette tendance, les candidats verts s'inspirant de l'"exemple" grenoblois. Les campagnes de Lyon et Strasbourg confirment tout particulièrement cette tendance communautaire ; la maire Jeanne Barseghian a retiré le drapeau d'Israël depuis le débordement du conflit israélo-Hamas.
Mais au grand contraire des insoumis, les écologistes EELV ont toujours tenu à maintenir un courant socialiste, presque social-démocrate, au sein du parti. Celui que Yannick Jadot a incarné lors de la primaire écologiste. Un choix cohérent avec leur positionnement pro-européen et atlantiste.
La mouvance verte est donc éternellement divisée entre aventures populistes personnelles, à l'instar de Sandrine Rousseau, et une colonne vertébrale moins marquée, bien que souvent martyrisée par des déclarations... originales. Une posture bipolaire qui permet à la formation politique de Marine Tondelier de qualifier le Hamas de terroriste, tout en invitant Médine à ses universités d'été, tout en marchant contre l'antisémitisme, tout en disant vouloir transformer l'Assemblée Nationale en ZAD... Trop de politique tue la politique !
Conclusion : une extrême droite atténuée mais mouvante, une gauche gangrénée comme jamais
L'extrême droite n'est pas exactement moins antisémite qu'avant. Mais elle le deviendra. Ce processus s'inscrit sur un temps long car la retenue du RN et de Reconquête permet à de nouveaux visages de rejoindre ces deux partis et d'émerger. Chez ces nouvelles personnalités, l'antisémitisme est bien moins répandu ; ils proviennent souvent des partis traditionnels, de droite comme de gauche. Les vieux démons, eux, sont bien restés, et ne partiront pas d'eux-mêmes. Ils sont simplement de moins en moins puissants, et leur renouvellement est bloqué par la normalisation que le RN s'impose. Par ailleurs, face à l'islamisme (et pour certains, face à la seule existence de l'islam en France), la coopération avec la communauté juive est acceptée, dans un contexte où celle-ci souffre tout particulièrement des hostilités croissantes des communautés islamiques les plus rigoristes.
La gauche n'est pas responsable dans sa totalité de la montée de la complaisance insoumise avec l'antisémitisme. Elle en subit cependant collectivement les conséquences, du fait de la participation des quatre grands partis à la NUPES, qui n'est pas encore enterrée définitivement, et qui pourrait faire peau neuve lors des prochaines élections parlementaires, par simple instinct de survie. Ce qui est particulièrement inquiétant, c'est l'absence totale d'autocritique du côté de la France insoumise, qui, à force de draguer les communautés, adopte leurs postures les plus radicales et haineuses. Qui eût cru qu'en 2023, un parti de gauche fût perçu comme davantage dangereux pour les juifs que le Rassemblement National, dont la normalisation n'est pas terminée ?
Nous, républicains, avons bel et bien deux extrêmes à combattre. Et si nous ne sommes pas naïfs sur la persistance d'un antisémitisme à l'extrême droite, sa progression à gauche nous alerte davantage à juste titre. Nous ne pouvons pas excuser cette hausse quand l'extrême droite prend le chemin inverse. Car le jour où tous les partis seront perçus comme dangereux, le RN interpellera les électeurs pour la seule raison qu'il n'a jamais été envisagé au pouvoir. Et ce jour pourrait arriver plus vite que prévu...